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Briser le tabou des violences sexuelles envers les enfants

« Pour protéger les enfants des violences sexuelles, nous devons parler de sexualité et d’intimité avec elleux », estime Agota Lavoyer. Cette assistante sociale accompagne depuis de nombreuses années des victimes de violences sexuelles et leurs proches. Son livre « Ist das okay? » (seulement disponible en allemand pour le moment) vise à aider les enfants à identifier les comportements abusifs et à en parler ouvertement, et entend également aider les adultes à prendre leurs responsabilités quand il s’agit de protéger les enfants. Le chroniqueur Markus Tschannen s’est entretenu avec elle sur ce sujet encore tabou.

Markus Tschannen : Agota, toi et moi nous nous tutoyons, savons des choses l’un sur l’autre, mais sans nous connaître plus que ça. Me confierais-tu tes enfants pendant une heure ?

Agota Lavoyer : Pourquoi pas, à condition que mes enfants soient aussi d’accord. Par contre, mon fils de 9 ans tient absolument à ce que son ou sa baby-sitter sache jouer au foot.

Mince, je ne suis pas trop mauvais gardien, mais pour le reste… Comment peux-tu être sûre que je n’agresserai pas tes enfants sexuellement ?

Je ne me demande pas si une personne a l’intention d’abuser de mes enfants. Penser ainsi serait malsain et complètement inutile. On ne peut pas détecter les agresseur·euse·s. Mais je suis sûre que tu ne violenteras pas mes enfants en une heure. Pourquoi ? Souvent, les violences sexuelles envers les enfants suivent un schéma type : une personne de l’entourage proche dépasse les limites avec prudence, observe la manière dont l’enfant et les parents réagissent, et ira un peu plus loin à la rencontre suivante. L’enfant est manipulé de sorte qu’il croie que ces agressions sont normales mais qu’il ne doit en parler à personne. Tout cela prend du temps.

Illustration: Anna-Lina Balke.

Qui sont les agresseur·euse·s types ?

Il ne s’agit presque jamais d’inconnu·e qui aborde l’enfant dans la rue et le/la kidnappe, mais des personnes de l’entourage proche. Pourtant, cette réalité n’est pas encore ancrée dans les esprits.

Que veux-tu dire par là ?

De nombreux parents apprennent à leurs enfants à ne pas partir avec n’importe qui sans accord préalable, et à ne jamais parler à des inconnu·e·s. Ce n’est pas faux en soi, mais cela passe tout simplement à côté de la menace réelle. Un peu comme si, dans le cadre de l’éducation routière, tu préconisais toujours à ton enfant de faire attention aux tracteurs, mais sans jamais lui parler des voitures.

Revenons un instant aux inconnu·e·s. Supposons que je cherche une adresse dans un village mais que je ne trouve pas la rue. Il n’y a aucun adulte à l’horizon qui pourrait me renseigner. Un élève d’environ 7 ans passe par là. Puis-je lui demander mon chemin ?

Pourquoi pas ? Je garderais simplement la distance qui s’impose dans une telle situation. Et ne commencerais pas à lui faire la conversation. Et si l’enfant propose de me conduire à l’adresse, je lui dirais : « Merci, mais il suffit que tu m’indiques la direction. »

Alors ce n’est pas un problème qu’un·e inconnu·e demande son chemin à ton enfant ?

Ce n’est pas une situation qui m’inquiète. Mon but n’est pas d’interdire les contacts sociaux entre enfants et adultes. Parfois, les enfants dépendent même de l’aide d’inconnu·es, par exemple lorsqu’iels se déplacent seul·e·s et que quelque chose d’inattendu se produit.

Les agressions sexuelles sont donc commises par des personnes de l’entourage. S’agit-il vraiment en majorité de l’oncle, toujours pris comme exemple de l’agresseur type ?

D’après mon expérience en consultation, l’agresseur le plus fréquent est le père, suivi de l’oncle, du parrain et du grand-père. Puis viennent les frères et sœurs plus âgé·e·s, celleux avec un écart d’âge important par rapport à la victime, ainsi que les personnes de confiance en dehors du cercle familial : l’entraîneur·euse de foot, le/la professeur·e de musique, le/la voisin·e, le/la chef·fe scout·e. Enfin, même si c’est plus rare, il arrive que les mères aussi abusent de leurs enfants.

Il s’agit donc de personnes dont l’enfant peut difficilement se soustraire.

Plus le rapport de dépendance est grand, pire c’est. Souvent, l’enfant ne voudra d’ailleurs pas se soustraire malgré les abus. Les agresseur·euse·s savent très bien s’y prendre avec les enfants, sont appréciés d’elleux et savent exactement comment gagner leur confiance. La difficulté est encore plus grande lorsque le père, le grand frère ou le grand-père est l’abuseur : à qui l’enfant doit-il se confier ? A sa mère ? Entendra-t-elle et croira-t-elle à cet interdit ? Je fais confiance aux personnes de mon entourage, mais je ne mettrais ma main au feu pour personne. Car si je suis sûre à 100% qu’une personne « ne ferait jamais rien de tel », alors je me ferme aux appels à l’aide de victimes potentielles.

Cela paraît catastrophique…

Il est essentiel qu’un enfant puisse se confier à une personne qui le croit. C’est l’unique moyen de faire la lumière sur les violences sexuelles.

Agota Lavoyer est assistante sociale diplômée et consultante systémique. En tant de conseillère d’aide aux victimes, elle aide et accompagne un grand nombre de personnes agressées sexuellement, ainsi que leurs proches. (Photo: Timo Orubolo)

Les parents ne voient-ils pas les signes ? L’enfant dort mal, se renferme sur lui-même, se comporte différemment ?

C’est un mythe. Je ne connais aucun cas qui ait été détecté de cette façon. Les enfants victimes d’abus sexuels s’efforcent dans l’immense majorité des cas de sauver les apparences, autrement dit de « maintenir la normalité ». Ce n’est qu’après-coup que les parents interprètent certains signes et se reprochent de n’avoir rien fait.

Venons-en aux préjugés. On parle rarement des agresseuses quand il est question de violence sexuelle. Certains hommes se sentent d’ailleurs suspectés automatiquement.

Il est bien entendu injuste de suspecter quelqu’un en raison de son sexe/genre. C’est néanmoins vis-à-vis des professionnels masculins qui travaillent avec des enfants que j’observe parfois un sentiment d’insécurité. C’est très dommage et cela ne devrait pas être le cas.

Pourtant, les statistiques sont très claires.

La violence sexuelle est principalement commise par des hommes, oui. Toutefois, il serait faux de braquer uniquement les projecteurs sur eux : premièrement, il existe aussi des agresseuses. Deuxièmement, on part du principe que le nombre d’agressions non-recensées commises par des femmes serait supérieur à celles non-recensées commises par des hommes – étant donné que les abus faits par des femmes sont un tabou encore plus grand au sein de nos sociétés, et qu’on croit moins souvent les victimes de femmes.

Parce que les femmes sont au-dessus de tout soupçon ?

Oui, et cela les déresponsabilise peut-être trop. Je pense que les femmes dépassent au quotidien plus souvent les limites avec les enfants que le ferait les hommes. Ne craignant pas d’être suspectées pour leurs faits et gestes, elles se préoccupent moins des limites. La maîtresse de travaux manuels, par exemple, qui entoure par derrière l’enfant qui tricote et presse sa poitrine contre son dos. La prof de natation qui débarque dans les vestiaires, ou encore une membre de la famille qui couvrent des baisers humides les enfants sans demander leur permission. Les hommes sont généralement plus dans la retenue.

Illustration: Anna-Lina Balke.

Dépassement désagréable des limites ou abus sérieux, comment puis-je faire en sorte que mon enfant me raconte ce qu’il a vécu ?

En lui parlant ouvertement de sexualité et d’intimité. En abordant ce qui est acceptable et ce qui va trop loin. Quiconque abuse d’un·e enfant tient des propos du genre : « Tout le monde le fait. » Mais un·e enfant sûr·e d’elle/de lui et indépendant·e, avec qui l’on a abordé le sujet, sait que « ce n’est pas vrai » et en parlera si une personne franchit ses limites. De plus, une éducation aimante et respectueuse est décisive. Les enfants doivent sentir qu’iels sont aussi important·e·s que les adultes – afin qu’iels ne se soumettent pas automatiquement aux désirs de l’agresseur·euse.

Beaucoup diront : « Laissez les enfants être des enfants. On ne peut pas thématiser avec elleux ce sujet si grave que sont les violences sexuelles. »

Et pourquoi pas ? Nous leur expliquons bien les dangers de la circulation et les mettons en garde contre les électrocutions et les brûlures, sans pour autant craindre de les traumatiser.

La circulation routière est un danger plus présent. Nous traversons régulièrement de grands carrefours.

Il suffit de jeter un œil aux statistiques. Un enfant sur 7 ou 8 est victime de violences sexuelles de la part d’un adulte au cours de son enfance. Cela représente en moyenne 2 enfants par classe. Pourtant, nous continuons de nous bercer du sentiment que « ce genre de choses n’arrive pas dans mon entourage ». Alors que si, ça arrive. La probabilité de ne connaître aucune victime ou agresseur·euse est faible.

Comment parler aux enfants des violences sexuelles ?

Les occasions sont nombreuses au quotidien. Je ne dépeins pas pendant des heures à mes enfants des scénarios catastrophes pour leur faire peur, car ni la peur ni la méfiance ne protègent. En revanche, l’information et la confiance en soi, si. Récemment, j’étais dans la salle de bains avec mon fils de 9 ans. Il était sous la douche et je lui ai demandé : « Est-ce que ça te semblerait OK si je voulais me doucher avec toi ? » Nous avons alors eu une brève conversation sur le fait qu’aucune bonne raison ne peut justifier que moi ou un autre adulte se douche avec lui. J’ai conclu en disant que, moi non plus, je ne voulais pas qu’il se douche avec des adultes à son âge. Deux minutes plus tard, nous avons complètement changé de sujet.

Tu as défini les limites pour ton enfant.

Oui, je l’ai fait. Nous, parents, devons nous confronter à ce sujet et ne pas laisser aux enfants la responsabilité de fixer seul·e·s des limites, car la plupart d’entre elleux serait complètement dépassés par une telle responsabilité. De plus, les enfants doivent également apprendre les comportements appropriés de proximité et de distance.

Illustration: Anna-Lina Balke.

Un parrain ou une tante n’a peut-être pas de mauvaises intentions si elle ou lui se douche avec l’enfant.

Tant mieux. Mais peut-être que quelqu’un, un jour, voudra se doucher avec mon fils, et que cette personne aura des intentions abusives. Or, si je n’ai pas au préalable émis d’objection à ce qu’un parrain ou une tante se douche avec lui, mon fils n’y verra ce jour-là aucun mal. Peut-être même qu’il ne m’en parlera pas. Il remarquera que quelque chose cloche uniquement lorsque la violence sexuelle sera en cours. Car c’est là le problème : au début, il n’y a pas de différence entre une proximité bienveillante, un subtil dépassement des limites et une violence sexuelle. De plus, la violence sexuelle est souvent subtile, elle peut se produire sans contact physique direct et ne fait donc pas mal. Les enfants qui ne connaissent pas les risques auront encore plus de mal à reconnaître cette violence.

Il nous faut donc réfléchir, même si on a les meilleures intentions du monde ?

Surtout quand on a les meilleures intentions du monde. De quoi est-ce que je prive mon enfant, ma nièce, mon filleul si je ne me douche pas avec lui ? De pas grand-chose. Mais est-ce que je contribue à sa sécurité ? Beaucoup. Iel apprend ainsi qu’il y a des limites que les adultes ne doivent pas franchir.

Ce sont également des points dont je dois tenir compte lorsqu’un enfant veut s’asseoir sur mes genoux ?

Exactement. A partir d’un certain âge, j’ai dit à mes enfants « je ne veux pas que vous montiez sur les genoux de n’importe quel adulte ». De mon côté, j’agis également en conséquence et ne permets pas à n’importe quel enfant de s’asseoir sur mes genoux. Cette limite s’applique à nous, mais chaque famille est libre bien entendu de fixer ses propres limites en matière de proximité. Il existe peu de règles universelles. L’essentiel est de briser le tabou des violences sexuelles et de prendre position par rapport à ce sujet.

Comment faire lorsque deux familles qui ont une conception différente de la proximité se rencontrent ?

Dialoguer. Nous, parents, devrions de toutes façons parler beaucoup plus souvent de la manière dont nous gérons la proximité et des limites que nous fixons. Cela débouche sur des conversations intéressantes avec les proches, les ami·es, dans le quartier ou au club de sport. On prend ainsi davantage conscience du sujet, et cela a pour effet de dissuader les éventuel·le·s agresseur·euse·s. Iels savent que là où l’on parle de limites, les enfants sont au fait des risques. Pour mieux protéger nos enfants contre les violences sexuelles, nous devons nous poser deux questions : comment réduire la probabilité qu’un·e agresseur·euse s’attaque à un enfant (rehausser le seuil de protection) ? Et comment augmenter la probabilité que l’enfant demande de l’aide à temps en cas de problème ?

Cette interview est parue pour la première fois sur le « Mamablog » du journal Tages-Anzeiger. Un grand merci à elleux de nous avoir autorisé à le publier sur la plateforme en ligne de Kaleio.

Agota Lavoyer, Anna-Lina Balke
Ist das okay?
Un ouvrage de référence pour enfant pour prévenir les violences sexuelles, 74 pages, paru en allemand en 2022 aux éditions Mabuse.

Experte avérée, Agota Lavoyer travaille comme consultante indépendante et conférencière. Elle forme depuis des années les parents et les spécialistes à la prévention. Elle s’engage en outre en faveur de la sensibilisation, de l’information et de la levée des tabous en matière de violences sexuelles. Elle vit avec son partenaire et leurs quatre enfants à la campagne, près de Berne.

Anna-Lina Balke a réalisé les illustrations de cet article. Elles sont tirées du livre « Ist das okay? ». Anna-Lina Balke est illustratrice et graphiste indépendante pour des magazines, des journaux et des labels de musique.

Traduction : Jessica Stabile.

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