Nous montrons aux filles un monde rempli de possibles.

Le genre est le facteur déterminant dans le choix d’un métier

Que ce soit dans les cours de maths à l’école, le choix des études ou le monde du travail, un profond fossé entre les genres traverse la Suisse. Qu’est-ce qui ne va pas et comment pouvons-nous y remédier ? Elena Makarova, spécialiste en sciences de l’éducation, fait le point sur la question.

KALEIO : Commençons par la scolarité. Dans les six études PISA menées entre 2000 et 2015, y compris en Suisse, les filles ont obtenu en moyenne de moins bons résultats que les garçons en mathématiques et en sciences. Et ce, bien que les spécialistes s’accordent à dire qu’il n’existe pas de potentiel spécifique au genre dans ces domaines. Parallèlement, les maths sont la matière la moins appréciée des filles. Au gymnase par exemple, les filles sont beaucoup moins nombreuses que les garçons à choisir la physique et les maths comme matières principales.

Aucune matière n’est aussi peu appréciée des filles que la physique et les mathématiques. (Source : L’éducation en Suisse, rapport 2018)

Pourquoi les mathématiques et la physique sont des branches si peu populaires auprès des filles ?

ELENA MAKAROVA: En simplifiant, on peut dire que dans la perception des filles, les mathématiques et la physique ne vont pas de pair avec le fait d’être une femme. Nous avons demandé à plus de 3 000 gymnasiennes quelles caractéristiques elles associaient aux mathématiques et à la physique. Les réponses ont été les suivantes : dur, sérieux, froid, sobre, sévère, robuste et rigide. Quant au terme « femme », ces mêmes gymnasiennes lui ont associé des adjectifs opposés : douce, enjouée, sensible, rêveuse, souple, délicate et mobile. Cela signifie que ces matières sont considérées par les filles et les femmes comme incompatibles avec leur propre sexe/genre. Ce qui reflète des stéréotypes encore profondément ancrés dans la société sur ce que sont le féminin ou le masculin.

70% des jeunes femmes choisissent un métier/apprentissage qui exige peu de connaissances scolaires en mathématiques. Malheureusement, les analyses montrent qu’il existe justement un lien entre les professions à exigences élevées en mathématiques et les catégories de salaires. (Ce lien ne s’applique pas à d’autres exigences telles que les compétences linguistiques ou scientifiques). En d’autres termes, les filles évitent les professions d’apprentissage qui exigent des compétences mathématiques plus élevées et qui conduisent plus tard à un meilleur salaire.

Uneimage similaire se dessine si nous observons le choix des matières MINT. (L’abréviation MINT regroupe les termes : mathématiques, informatique, sciences naturelles et technique).

Probabilité de choisir une filière d’études MINT en % de toutes personnes entrant dans un cursus de bachelor, 2009-2019.(Source : Office fédéral de la statistique. Graphique : Bamert, 2020)

Il n’est donc pas étonnant que la Suisse présente l’une des proportions de femmes les plus faibles dans le domaine MINT par rapport aux autres pays de l’OCDE. Certes, il y a désormais autant de femmes que d’hommes qui étudient des matières comme la chimie, les sciences de la vie et la biologie. Mais la situation est très différente dans les disciplines techniques, la construction et l’informatique.

Examinons les conséquences de cette situation : Si l’on prend les 30 professions les plus répandues en Suisse, la plupart d’entre elles peuvent être classées en professions traditionnellement masculines ou féminines. C’est le cas lorsqu’au moins 70% des personnes d’un domaine professionnel sont des hommes ou des femmes. La plateforme d’information Swissinfo a réalisé un graphique à ce sujet :

Elena Makarova, pourquoi l’écart entre les genres se creuse-t-il lorsqu’il s’agit de choisir des études et une profession ?

Le choix d’une profession est un processus très long, qui commence dès l’enfance et passe par plusieurs phases. A chaque phase, nous évaluons à nouveau si un métier nous convient ou non. Plus ce processus avance, plus notre choix se resserre.

Au début de la vie d’adulte, le genre joue finalement un rôle central dans le choix d’une profession, même si les jeunes n’en sont pas conscient·e·s. Iels jugent si un métier leur convient en fonction du fait qu’il soit attribué à leur genre ou non – ce qui, pour elleux, est un critère plus important que le prestige social d’une profession. Leurs propres intérêts et points forts ne viennent qu’en troisième position dans leur choix professionnel.

Cela signifie donc qu’une jeune femme choisit plus facilement un métier traditionnellement féminin et moins prestigieux qu’un métier à connotation masculine, même si celui-ci lui donnerait plus de prestige social et – cela est particulièrement grave – correspondrait à ses points forts et intérêts. Nous perdons de cette façon des talents qui pourraient être bien plus performants et épanouis dans une autre profession.

« Une jeune femme choisit plus facilement un métier traditionnellement féminin, avec un faible prestige social et de moins bonnes possibilités de rémunération, qu’un métier à connotation masculine qui correspondrait à ses points forts. »

Les professions supposées être plus adaptées aux hommes ou aux femmes sont constamment présentées aux enfants et aux adolescent·e·s au quotidien : dans les familles, à l’école, dans les médias. Les femmes sont très fortement surreprésentées dans les métiers de la santé et du social et sont donc associées aux compétences émotionnelles et sociales. Les hommes dominent dans les domaines MINT et sont donc associés à des compétences rationnelles et techniques.

Ce qui complique les choses, c’est que pour la plupart des gens, il n’y a pas de zone de chevauchement lorsqu’il s’agit du genre. Ce qui est masculin ne peut pas être féminin, et inversement. Il n’y a pas de frontière perméable, ce sont deux catégories qui s’excluent mutuellement. Parallèlement, la ségrégation des sexes/genres qui existe sur le marché du travail rend très difficile la rupture de ces stéréotypes. C’est pourquoi l’image sexospécifique d’une profession a un grand poids lorsque les jeunes jugent si cette profession leur convient. Les caractéristiques individuelles liées à leur personnalité passent alors au second plan.

Autre information inquiétante : plus la proportion d’hommes dans un secteur professionnel est élevée, plus la proportion de femmes qui quittent ce secteur est importante. Et : chez les femmes qui quittent un métier, la sous-représentation de leur genre est plus souvent une raison de changer de profession que chez les hommes.

Elena Makarova, pourquoi les femmes quittent-elles plus facilement les secteurs dominés par les hommes ?

Nous avons interrogé des femmes sur ce que c’est que de travailler en tant que femme dans une profession où elles sont si fortement minoritaires. Nous avons clairement pu constater qu’elles subissent beaucoup de discrimination, ouverte autant que subtile – et ce aussi bien dans des entreprises ou des sociétés, que dans des écoles professionnelles. Les femmes dans ces secteurs sont perçues comme exotiques. Elles ne sont pas perçues comme individu, mais comme femme. C’est particulièrement le cas dans des professions qui sont socialement associées à la force (physique) et à la persévérance.

« Travailler en tant que femme dans un métier d’homme est vécu par beaucoup comme une énorme contrainte »

La plupart des femmes dans cette situation optent pour l’une des deux stratégies suivantes : soit elles s’assimilent et se font remarquer le moins possible en tant que femmes, soit elles fournissent des efforts supérieurs à la moyenne afin que leurs compétences ne soient pas remises en question en raison de leur genre. Les deux stratégies, l’une comme l’autre, sont extrêmement pénibles et c’est la raison pour laquelle certaines femmes décident, après un certain temps, de changer de métier.

Une autre raison est la conciliation de la vie familiale et professionnelle, plus difficile dans les secteurs traditionnellement masculins, car les employeurs n’en font pas une priorité.

Que pouvons-nous ou devons-nous changer ?

Nous devons changer les structures dans le quotidien professionnel. Pouvoir faire garder ses enfants facilement et à prix abordable est notamment très important. Si les femmes associent un métier (et un secteur/branche) à une bonne conciliation entre famille et travail, elles se décideront plus facilement pour ce métier et quitteront moins souvent un secteur professionnel. En outre, les entreprises doivent mettre en place une culture non discriminatoire.

Un changement social et l’abandon des rôles traditionnels sont également essentiels. Seulement, la plupart des gens ne sont pas conscients de leurs propres biais de genre. Nous devons donc toutes et tous réfléchir à nos propres attitudes et croyances, et nous demander ce que nous transmettons aux enfants et aux jeunes.

« Les entreprises doivent établir une culture non discriminatoire et garantir la conciliation de la vie familiale et professionnelle pour que davantage de femmes travaillent dans des secteurs traditionnellement masculins. »

L’école a aussi un grand pouvoir d’action. Mais cela représente un sacré défi pour les enseignant·e·s, car iels doivent non seulement réfléchir à leurs propres stéréotypes de genre et les briser, mais aussi à ceux des élèves. La situation est d’autant plus difficile qu’il s’agit souvent de formes de discrimination inconscientes et très subtiles, mais qui ont néanmoins une grande influence sur les filles. Par exemple : un enseignant donne à un garçon un feedback plus détaillé sur son test de mathématiques qu’à une fille. La fille va réagir à cela en perdant confiance en elle dans ce domaine, ce qui entraînera de moins bonnes performances de sa part.

Dans les pays où les femmes sont plus nombreuses dans les MINT, nous savons que les stéréotypes de genre sont également moins présents. Cela signifie que la visibilité est extrêmement importante et a aussi une grande influence. Je pense ici aux manuels scolaires. Dans les livres de maths, de physique ou de chimie, ce sont presque exclusivement des hommes qui sont représentés en tant que scientifiques et inventeurs. Il n’y a pas de modèles féminins pour les filles. C’est la raison pour laquelle nous nous efforçons de sensibiliser les enseignant·e·s à cela, et de vérifier et d’améliorer les manuels scolaires, mais aussi les documents d’orientation professionnelle en fonction des critères d’égalité des sexes/genres.

« Les filles ont besoin de modèles féminins – notamment dans les manuels scolaires. Les inventrices, les femmes scientifiques et les chercheuses sont encore trop rarement représentées. »

Outre ces mesures continues, des actions ponctuelles – telles des programmes spécifiques d’encouragement MINT – sont également importantes, même si elles ont une influence moindre. Ces actions peuvent toutefois avoir une influence sur une biographie personnelle à un moment donné.

Ce qui me rassure, c’est que nous assistons à un changement dans la société. Cela inclut notamment le fait que de nombreuses personnes ne divisent plus les sexes en deux catégories uniques, mais les considèrent comme un continuum, et reconnaissent du même coup une option non-binaire. Tout cela contribue à briser les catégories de genre existantes.

Nous avons besoin d’un changement dans les têtes et les structures – et il nous reste encore beaucoup à faire !


Informations supplémentaires :

Cet article se base sur le rapport sur l’éducation en Suisse de 2018. Le 7.3.23, le dernier rapport sera publié. Tous les rapports sur l’éducation peuvent être consultés ici.

Dans cet épisode (en allemand) d’une dizaine de minutes du podcast du portail suisse des places d’apprentissage Yousty, Thomas Gerber de Planzer Transport AG explique comment ils parviennent à enthousiasmer les jeunes filles pour le métier de conductrice de camion.


Traduction: Cyrielle Cordt-Moller

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