Nous montrons aux filles un monde rempli de possibles.

« Il reste encore beaucoup à faire en Suisse »

Les filles ont moins confiance en elles que les garçons. Et elles grandissent encore entourées de stéréotypes de genre. C’est ce qu’explique Gabriella Schmid, professeure à la Haute école de travail social de Saint-Gall, dans cet interview.

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KALEIO : Gabriella Schmid, il y a environ 260 000 filles entre 8 et 13 ans en Suisse. Que savez-vous concrètement à leur sujet ?

Gabriella Schmid: J’en sais très peu. C’est pourquoi mon équipe et moi-même avons entamé il y a 5 ans une étude pour en apprendre davantage. Malheureusement, cette étude est restée au stade d’enquête, car nous n’avons pas obtenu assez d’argent pour continuer nos recherches.

Comment expliquez-vous cela ?

Je pense que ce n’est tout simplement plus « in ». Aujourd’hui, le discours médiatique et professionnel se concentre davantage sur les garçons qui seraient défavorisés à l’école. Cela peut être en partie justifié, mais le fait est qu’en Suisse, les filles ont moins confiance en elles. Les stéréotypes sexistes, comme l’idée reçue que les filles seraient moins bonnes en math et en raisonnement logique, paralysent progressivement les préadolescentes sur le chemin de leur vie d’adulte. Le problème est qu’il s’agit là d’une forme très subtile de discrimination.

Si cette discrimination est si subtile, peut-être n’est-elle finalement pas si grave pour les préadolescentes ?

Je pense au contraire que cela les entrave dans la manière de développer leur potentiel. Prenons le choix de carrière, par exemple. Une jeune femme se décide pour un apprentissage avec le sentiment que, si elle choisit cette voie, c’est parce qu’elle le veut. Or, elle ne se rendra peut-être compte que des années plus tard qu’elle possédait en fait un réel talent pour un métier totalement différent, mais que c’est les normes et les attentes sociales qui l’ont poussé à embrasser sa profession actuelle.

« Alors que les plus jeunes veulent encore toucher les étoiles, les jeunes femmes se plient davantage aux rôles de genre. »

Qu’avez-vous mis en lumière qui vous a surpris lors de votre étude sur les préadolescentes ?

Avant la puberté, les filles sont extrêmement ouvertes et insouciantes. Elles veulent littéralement toucher les étoiles et ont une grande confiance en elles. Elles sont capables d’énoncer clairement leurs points forts, comme le fait d’être bonne en math, et peuvent rêver de devenir pilote. Cela m’a touché de voir comme la puberté réduit leurs horizons, et comme les stéréotypes de genre gagnent en importance. Contrairement aux préadolescentes, les jeunes femmes que nous avons interrogées se sont définies comme serviables, par exemple. Elles font preuve d’une plus grande retenue, et on peut également dire qu’elles se plient davantage aux rôles de genre. Lorsqu’on les interroge sur le métier de leur rêve, elles citent beaucoup plus souvent des métiers féminins, comme éducatrice de la petite enfance. Et à la question de savoir comment elles voudraient vivre plus tard, elles répondent beaucoup plus souvent que les préadolescentes vouloir rester à la maison et s’occuper des enfants.

En quoi est-ce problématique si les filles souhaitent se consacrer plus tard à l’éducation des enfants ?

Le problème de ce modèle traditionnel est qu’il les rend dépendantes financièrement de leur partenaire. Dans de nombreux cas, cet équilibre fonctionne très bien, mais il y a un risque. Le risque de sombrer dans la pauvreté en cas de séparation. De plus, les femmes qui dépendent financièrement de leur partenaire ont souvent moins de marge de négociation au sein de leur couple. J’en ai souvent fait l’expérience au cours de mes plus de dix ans de travail avec des femmes victimes de violences conjugale. Beaucoup ne quittaient pas de leur partenaire violent, car elles ne savaient pas comment elles et leurs enfants s’en sortiraient sans lui.

Ne vaudrait-il pas mieux revaloriser le travail du care – comme élever les enfants ou prendre soin des membres âgés de la famille – plutôt que de forcer les femmes à exercer une activité salariale ?

Je ne dis pas que le travail du care à moins de valeur. Mais nous vivons dans une société capitaliste. Les filles devraient davantage prendre conscience des conséquences qu’ont de telles décisions professionnelles sur leur situation financière.

« La Suisse demeure un pays conservateur où les stéréotypes de genre prédominent. »
Prof. Gabriella Schmid a mené l’une des rares études en Suisse consacrée aux filles.

Pour en revenir à votre étude, celle-ci montre que les préadolescentes se sentent plus fortes et plus en confiance que les jeunes femmes. Comment expliquez-vous ce rétrécissement, comme vous le nommez ?

Je l’explique par l’environnement social et par le manque de modèle, ou plutôt le manque d’une diversité de modèles pour les filles. La Suisse demeure un pays conservateur où les stéréotypes de genre prédominent. En grandissant, les filles remarquent que les hommes ont plus souvent la parole au sein de notre société encore très patriarcale. On l’a très bien vu avec le Covid. Ce sont surtout des hommes qui, dans les médias, ont expliqué ce qu’il fallait faire. Les filles sentent subtilement qu’on leur fait moins confiance que les garçons et qu’elles sont moins valorisées. Vraiment, il reste encore beaucoup à faire.

En dehors de l’absence d’une variété de modèle féminin, à qui revient la responsabilité ?

Leur propre mère est un modèle pour les filles, autrement dit, l’environnement familiale a une grande influence. Mais les enseignant·e·s favorisent aussi souvent inconsciemment les stéréotypes de genre à l’école, en accordant moins leur confiance aux filles dans les branches techniques et scientifiques. Enfin, l’industrie du jouet aliment encore cette séparation en campant deux mondes clairement séparés. Le rose et les princesses pour les filles, le bleu et l’action pour les garçons. Depuis les années 2000, l’industrie du jeu s’appuie de plus en plus sur cette stratégie marketing, alors que c’était beaucoup moins le cas avant. Il y a clairement eu une régression sur ce point.

« Les filles ont besoin d’espaces protégés où elles peuvent développer leurs forces et leurs capacités en paix. »

Qu’est-ce qui doit changer pour que les filles en Suisse soient moins influencées par les stéréotypes de genre ?

Les filles ont absolument besoin d’une diversité de rôles et de modèles, par exemple des femmes qui n’ont pas une biographie typiquement féminine ni un métier typiquement féminin. Il est essentiel que les enseignant·e·s soient mieux sensibilisé·e·s à la question et qu’iels accordent davantage d’espace aux élèves pour développer leurs compétences personnelles, sans réfléchir par catégorie de genre. Il faut aussi des espaces où les filles puissent être entre elles, par exemple des « points de rencontres pour filles ».

D’un côté, vous encouragez à ce que le genre joue un rôle moins important à l’école, mais de l’autre, vous proposez des « points de rencontres pour filles ». N’est-ce pas contradictoire ?

Non. Lorsque les filles et les garçons sont ensembles, les filles se font souvent plus petites ou bien elles se mettent en retrait. Elles ne peuvent donc absolument pas découvrir si elles sont douées pour prendre la parole, par exemple. Ou si elles aiment diriger un groupe. Car les garçons prennent en charge ses tâches ou bien les filles les leur confient. Plusieurs études montrent que les femmes qui ont fréquentée des écoles réservées aux filles sont plus susceptibles de choisir des carrières scientifiques que les femmes qui ont fréquenté des écoles mixtes. Je ne plaide pas en faveur d’écoles séparées. Mais des espaces protégés où les filles peuvent découvrir et développer leurs forces et leurs capacités en paix sont extrêmement importants.


Gabriella Schmid se consacre principalement à la recherche sur les femmes et les genres et dirige l’institut Gender & Diversity à la Haute école de travail social de St-Gall.

Traduction: Cyrielle Cordt-Moller

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